(un texte de Maitre Jacques, au défi de l’amitié)
Je reprends ici cette lettre, maintes fois commencée. Il me faut vous dire à quel point je vous aime, oui je vous aime, malgré ce grand silence, en dépit des abandons, des oublis et rendez-vous manqués. Oh je vous aime, c’est inhumain comme je vous aime, comme je vous ai aimés. N’ayant pas su, hélas, vous le dire, vous le montrer, pour finalement vous laisser glisser dans l’inconnu, dans l’anonymat et l’inertie d’une mémoire qu’il me faut ici réanimer.
Vous n’avez pas su, bien sûr, à quel point j’étais un être émotif et exalté, capable d’emportements et d’immenses tendresses. Vous étiez mes amis, je le savais, je le savais pour moi seul et n’ai jamais réussi à vous faire partager cet intense amour de vous, cette fureur d’aimer. Ainsi font les êtres retenus, contraints par de grandes pudeurs, par un orgueil peu mesuré, voués à de pauvres démonstrations, des sourires légers, et tant de discrets signaux de reconnaissance que bien peu auront su apercevoir, tant les hommes ont besoin de mouvement, de bruit, d’éclats ; d’entretien et d’assiduité ; de promesses renouvelées, de présence, de disponibilité ; de réactualisation du sentiment d’être fait l’un pour l’autre. L’amitié requiert discipline et méthode. C’est un exercice constant, un labeur sacré où l’homme montre son savoir faire, des manières délicates, un sens de l’ouvrage et de l’ornementation, par-dessus tout le goût de la société et de ses rites.
Tout ce dont j’étais fort dépourvu… quand mon énergie était requise par de sombres manoeuvres, de profondes expectatives, dans l’exploration passionnée de cette solitude à la fois capiteuse et menaçante où l’on croit discerner une vérité plus entière, décisive et vitale, qu’il s’agit de poursuivre, toujours plus loin, toujours plus pure, pour la saisir et la ramener au jour, enfin en partager le fruit avec ceux que je n’avais cessé de considérer comme miens. Mes amis qui cependant s’éloignaient progressivement, se perdaient dans l’étrange abstraction réaliste qui nous maintient, au prix d’illusions et d’artifices, dans la condition d’hommes doués de sens et de parole. L’art me semblait alors le plus sûr chemin pour revenir vers vous, après de si longs détours où il s’agissait d’amasser richesses et découvertes, avant de pouvoir témoigner devant tous : j’étais là-bas, voici ce que j’ai vu, voici ce que j’ai su, voyez ce trésor, cette puissance – ce que j’ai fait, où je suis allé, n’était que par amour de vous, de nous, oh comme je suis fier enfin d’être de retour et de vous faire ce don : la vie, et la révélation de ce grand mystère où celle-ci rencontre, en pleine lucidité, en parfaite possession de nos moyens, la beauté.
Voyez mes amis, quel orgueil : je voulais être celui par qui adviendrait le sens, puisque là était me semblait-il ma seule et précieuse contribution à la communauté, ce grand jeu collectif où chacun accomplit ce qu’il doit, selon ses capacités. Voyez, comme je me suis perdu, comme j’ai voulu aller trop loin, jusqu’à ne plus savoir d’où je venais, et par où il convenait de refaire le parcours qui devait nous réunir à nouveau. Mes amis, si vous saviez comme j’ai payé pour cette erreur. Si vous saviez la solitude, les déceptions et les effondrements ; si vous saviez cette accumulation, cette continuité de rêves qui peu à peu vous font perdre l’orientation, à vous montrer d’autres territoires, de plus vastes possibilités jamais épuisées, et si vous saviez comme avance l’âge, comme vient la terreur quand il est manifeste qu’on a perdu le sens commun…
De grands mots : l’art. Mais ce n’était rien, un moyen, une direction spéciale, une proposition, une ouverture. Je croyais trouver ici la reconnaissance, sa chaleur, son réconfort après tant d’années passées dans l’isolement et les tâtonnements. Ayez pitié de moi : je n’ai pas été à la hauteur de la tâche, je suis parti là où rien ni personne ne m’attendait, croyant que cette frénésie, que ces besoins torturants étaient la marque du génie, ou du moins de la nécessité. Il fallait que cela fût… Je reviens de cette longue exploration plus démuni que le dernier des hommes, quand je pensais conquérir la gloire et les profits. Pour vous annoncer, avec toujours cette fausse humilité, désormais très usée, que je vous ai, je l’admets, longtemps négligé, mais comprenez que c’était pour notre bien à tous, mais je n’ai cessé de penser à vous, et d’ailleurs tout ceci était écrit.
Rien n’était écrit.
Rien : c’est-à-dire que je n’ai cessé d’écrire, de vous écrire. C’était ma faible voix, ma faible ressource. Eparpillée… des pages et des pages d’écriture sans destination bien définie, une écriture conçue pour conjurer le mal, appréhender le beau, fuir la peur, réchauffer nos os, et qui resta sans usage, sans achèvement ni règle. Ce n’était déjà plus notre aventure commune, mais une disparition progressive et mesurée, et voici la pire onction à dispenser aux créateurs : vous avez beaucoup travaillé, c’était manifestement inutile, vous voilà désormais bien épuisé, et déjà plus très valide.
Jacques Delcroze
(illustration : BT)